[chapo]Fin avril, nous avons été contactés par un étudiant de l’ESCP qui effectue son mémoire sur les entreprises libérées. Alors que nous répondions à ses quelques questions, il nous est apparu intéressant de partager les réponses dans ces pages. Ces dernières ont été légèrement amendées par quelques compléments indiqués entre crochets, mais nous n’avons pas rectifié le contenu initial.[/chapo]
Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de changer la structure de votre entreprise ?
J’ai surtout ressenti le besoin de m’inscrire en rupture avec le cabinet de conseil où j’avais travaillé pendant 8 ans avant de créer mon entreprise. Je ne supportais plus la hiérarchie, l’hyper-individualisme, les guerres de territoire, et la destruction de valeur qui en découlait. Nous avons construit Astrakhan sur des principes collaboratifs et collectifs et sur l’idée de promouvoir les idées et l’innovation. Il nous manquait cependant une ligne directrice, une colonne vertébrale, qui nous guide et nous donne du courage dans les moments difficiles.
Comment avez-vous eu l’idée de la transformer en entreprise libérée ?
En préparant une formation sur l’agilité pour un de mes clients, je suis tombé par hasard sur la vidéo d’Isaac [Getz] au TEDx Saint-Sauveur. C’était la pièce manquante du puzzle. J’ai acheté Liberté et Cie et j’y ai trouvé la [base] de notre [nouvelle] réflexion managériale.
Pourquoi le modèle de l’entreprise libérée plutôt qu’un autre ?
Parce que c’est un modèle porteur de sens et de vision, ce qui est le pré-requis de l’engagement que nous recherchons de la part de nos collaborateurs. Mais ce n’est pas le seul que nous appliquons. Nous nous référons régulièrement à l’Host Leadership et au Management 3.0, dont nous appliquons également les principes et les techniques. Reinventing Organizations est aussi une grande source d’inspiration.
Pourquoi avez-vous cru que ce modèle réussirait ?
Nous n’étions sûr de rien. Nous avons décidé de tenter et de voir. Liberté et Cie était distribué à tout nouvel arrivant. La réussite des premières expérimentations nous a donné le courage d’aller plus loin. Par exemple, nous avons supprimé les bonus individuels au profit des bonus collectifs fin 2014, ce qui est une des meilleures décisions managériales que nous ayons eue à prendre, à de multiples points de vue.
Après coup, qu’est-ce qui selon vous fait que ce modèle a effectivement marché ?
La réussite économique de l’entreprise : avoir de bons résultats entretient l’idée que le modèle est bon. Ce modèle colle aussi à son époque. Il nous a permis d’embaucher des gens très jeunes, de les accueillir avec bienveillance, de leur donner confiance en eux et de les mettre en situation rapidement. La logique de suppression des signes de pouvoir a créé une entreprise où la discrimination est absente. Parité et diversité sont des réalités dont nous sommes très fiers, surtout dans le contexte politique actuel.
Toutefois, il faut être extrêmement vigilant à ce que la confiance ne mène pas à l’excès de confiance, qui s’avère d’un point de vue managérial complètement désastreux, car :
1- l’individualisme reprend le dessus au détriment du collectif
2- la dictature de la base s’impose au détriment des notions de respect mutuel et de réciprocité.
[Les effets sont particulièrement pervers : on observe les pires individualismes s’exprimer au nom du collectif pour défendre non pas un modèle commun mais ce qui s’apparente à des acquis sociaux. Les équipes passent un temps infini à se demander si l’entreprise est libérée ou non, ce qui n’a aucun sens. En réalité, pour notre jeune entreprise, le management libérateur a servi de terreau à l’émergence d’une conscience politique contraire à nos valeurs.]
En bref, une strat managériale est indispensable pour garantir le respect des équilibres et organiser le travail. Par-dessus-tout, il faut :
1- Que chacun soit associé et aligné à la vision et au projet de l’entreprise
2- Communiquer, communiquer et encore communiquer, sans relâche, du haut vers le bas et du bas vers le haut, en latéral, partout, avec une exigence individuelle et collective de confiance et de transparence.
Pensez-vous que vous auriez pu développer ce modèle dans un autre pays que la France ?
Oui mais avec un autre champ lexical et une approche culturelle différente. Nous n’utilisons plus le terme d’entreprise libérée, du reste. Nous parlons d’organisation agile.
[« Libérer » une entreprise où la moitié des collaborateurs n’ont pas connu d’autre expérience professionnelle que celle que nous leur offrons n’est probablement pas la bonne terminologie à employer. Celle-ci vaut d’abord pour ceux qui possèdent déjà des points de comparaison. »
La relation au management en France est parfois ambigüe, pour ne pas dire schizophrène. Les gens aspirent à davantage de liberté, puis se plaignent du manque d’encadrement. Pour éviter que le management soit pointé du doigt et que les équipes se sentent abandonnées, si ce n’est désœuvrées, il faut une vraie réflexion sur la place du processus et du management dans l’organisation.
Restaurer l’honneur du reporting et de la transparence, que nos cultures latines assimilent malheureusement parfois à du « flicage » (alors que le flicage, c’est d’abord une dérive dans l’utilisation d’outils de communication et de collaboration). C’est un art très subtil, qui rend le sujet passionnant du reste. Le management ne peut pas disparaître.
François RIVARD – Publié le 10 Mai 2017