L’Agilité en entreprise : du contrôle à la confiance

L’Agilité en entreprise : du contrôle à la confiance

Auteur : Mathieu Delpech (Consultant en Management, Innovation et Agilité chez Astrakhan) - Date de publication : mars 29, 2021

L’Agilité est la traduction managériale des acquis de la cybernétique et de son concept fondateur : la rétroaction 1. Une boucle rétroactive est un processus d’organisation reposant sur un moment clé : le contrôle (aussi appelé feedback). Par la maîtrise et la répétition systématisée de ce moment, l’enjeu de l’Agilité consiste ainsi à faire tendre une personne, une équipe ou une entreprise à l’auto-organisation.  

L’auto-organisation est initialement une propriété biologique qui désigne la capacité d’une organisation, d’une part, à faire interagir les éléments constitutifs de son système, d’autre part, à interagir avec son environnement (c’est-à-dire d’autres organisations), par la captation et le traitement d’informations susceptibles de permettre son adaptation.

Comment y aboutir ? L’auto-organisation naît de la substitution progressive du contrôle à la confiance. D’aucuns connaissent l’équation DarkScrum = Scrum – Agile values. Manière de dire qu’on maintient des pratiques, des rituels, des processus, mais pas la philosophie qui devait les animer. Naît alors un carcan managérial qui n’a d’agile que le nom. L’objectif de cet article est ainsi d’approfondir cette équation et d’expliquer pourquoi le glissement vers la confiance est essentiel pour incarner les valeurs agiles. Plus fondamentalement, cet article aura pour but de mettre en perspective ce que signifie la confiance quand il est question de logique managériale.

Sommaire

1. Agilité et cybernétique : revenir à la source

2. Agilité et contrôle : le couple oublié

3. Agilité et confiance : le couple espéré

4. Conclusion : comment voulez-vous contrôler ?

Agilité et cybernétique : revenir à la source

S’il n’est pas question ici de retracer la généalogie du management agile, qu’il me suffise néanmoins de rappeler l’un de ses moments clés, la cybernétique, qui depuis l’après-guerre fonde l’ensemble du management contemporain, et même une bonne partie du savoir scientifique. Comme le reconnaissait feu Michel Serres, « l’essentiel du savoir contemporain est une théorie de la communication »2.

Toute entreprise est fondamentalement déterminée par le couple économique croissance/rentabilité et le couple de performance efficacité/efficience : d’une part faire les bonnes choses, d’autre part bien les faire. Plus en amont, c’est encore le rapport théorie/pratique qui est le plus structurant en management. Or le basculement d’un terme à l’autre implique une capacité décisionnelle : il s’agit de transformer une idée en action.

A l’heure du digital, la possibilité de cette transformation se trouve dans la constitution d’une donnée dite actionnable. C’est-à-dire une donnée qui déclenche des actions, ou du moins facilite et appuie la prise de décision pour tout un chacun dans l’entreprise. Ce qui est en jeu n’est rien de moins que la création d’une organisation capable de se piloter par la donnée.

Dans un monde perçu comme de plus en plus complexe, incertain, volatile, et ambigu, l’organisation data-driven prend ainsi les traits de l’organisation agile et innovante. C’est-à-dire une organisation capable de s’adapter pour trouver un équilibre avec son environnement. Le présupposé cybernétique et thermodynamique à l’origine d’une telle conception est de dire, d’une part, que toute organisation est fondamentalement marquée par l’entropie et donc qu’elle tend vers la déliance et l’uniformité, d’autre part, que l’information a un potentiel néguentropique et donc des vertus organisatrices. C’est pourquoi, en ces termes, le rôle du management est de contrecarrer l’entropie en injectant de l’information et en la diffusant dans toute l’entreprise, sans couture et sans silos. L’entreprise doit suffisamment s’ouvrir à son environnement pour se renouveler, mais pas trop pour ne pas exploser et rompre l’équilibre : la quantité et la qualité de l’information sont donc essentielles. 

Une organisation dite data-driven procède ainsi de l’imbrication du couple organisation / information dans une boucle de rétroaction dont l’expression managériale la plus classique est la roue de Deming (PDCA) : Plan – Do – Check – Act. Le moment de contrôle a pour vocation d’opérer une réduction de la réalité à l’information pour retenir ce qui est utile au pilotage et à la performance. Il apparaît ici comme la condition de possibilité de la rétroaction : d’une part reconduire les actions engagées vers la finalité (alignement des équipes, réduction des écarts, amélioration continue), d’autre part tirer parti de l’expérience opérationnelle pour faire évoluer la finalité (management de la connaissance et de l’innovation, organisation apprenante, organizing).

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En ces termes, l’agilité culmine donc dans le moment du contrôle : il est en effet celui qui permet l’adaptation de l’organisation.

Agilité et contrôle : le couple oublié

Le contrôle n’est pas le mot qui vient spontanément à l’esprit quand on évoque le management agile. Il est pourtant celui qui le définit le mieux.

L’ensemble des modèles du management contemporain est en effet calqué sur la boucle de rétroaction cybernétique que l’on connaît familièrement sous le nom de Roue de Deming : Plan – Do – Check – Act. Cette boucle est si simple à comprendre, si superficielle, qu’elle passe inaperçue. Elle est pourtant si incontournable qu’il apparaît aujourd’hui pour ainsi dire impossible de penser en dehors de ses coordonnées3.

L’Agilité est l’expression directe de cette rétroaction, et même, en management, son expression la plus aboutie. C’est en effet la cybernétique et ses actualisations contemporaines, telles les sciences de la complexité (note : d’où la nouvelle Chaire de la complexité créée à l’ESSEC sous le patronage de Edgar Morin), qui donnent au management agile l’ensemble de ses concepts : auto-organisation, feedback, émergence, adaptabilité, interactions, intelligence collective, raisonnement systémique et holistique etc. 4

La nouveauté de la cybernétique par rapport à la simple rationalité instrumentale réside dans le moment de contrôle (ou d’évaluation) qui ne doit plus simplement intervenir a posteriori de l’action, mais en temps réel, ou de manière itérative, dans une boucle sans fin de feedback devant rendre capable toute organisation d’adaptation (fût-elle un individu, un groupe ou une entreprise). L’Agilité est en effet indissociable de cette nécessité de l’époque de « s’adapter »5.

Savoir (stratégique) et savoir-faire (opérationnel) ne suffisent plus. Il faut de surcroît former des individus détenteurs d’un « savoir-être ». Or c’est l’individu agile qui détient ce savoir-être. Autrement dit, l’individu qui a intériorisé la stratégie et les valeurs de l’entreprise, l’individu ouvert et disponible à l’interaction, à même de coopérer et de générer des processus d’apprentissage. Si l’ouverture s’impose désormais comme une valeur éthique, c’est parce que l’individu ou l’organisation ouverts sont capables d’interagir avec leur environnement (c’est-à-dire d’autres organisations), de capter et de traiter l’information susceptible de permettre leur adaptation. Le management de la connaissance devient ainsi un secteur stratégique qui couvre l’ensemble de l’organisation.

Or toute information, pour devenir une connaissance puis une action, suppose le processus de contrôle à même de la transformer. C’est le but du management agile que de fluidifier ce processus, cette boucle de rétroaction, pour favoriser l’innovation et l’adaptation. L’enjeu est de rendre cette boucle moins mécanique et plus organique pour faire tendre l’entreprise ou un groupe d’individus à l’auto-organisation. Cela implique de substituer au contrôle l’auto-contrôle et la confiance. D’une part, former des individus compétents capables d’autonomie et de prise d’initiative. D’autre part, former des individus ouverts, capables de coopérer, et à même de créer des liens de confiance. L’auto-contrôle et la confiance devant faciliter la prise de décision et les interactions, donc fluidifier la boucle de rétroaction et permettre l’auto-organisation.

On comprend mieux dès lors la proximité théorique et pratique du coaching avec le management agile, ainsi que les rituels d’une méthodologie comme Scrum. Les quatre rituels (Sprint Planning, Sprint Review, Rétrospective, Daily) sont en effet autant de moments de contrôle devant permettre d’itérer sur un produit pour mieux l’adapter à la réalité de son marché. Si ces rituels sont parfois vécus comme contraignants (« DarkScrum Pattern »), c’est parce qu’ils ne font que reprendre une vieille logique de contrôle en la démultipliant au nom d’un ajustement immédiat : la succession de Sprints n’est en effet autre que la perpétration répétée de cette boucle cybernétique. Alors qu’on espérait retrouver une certaine liberté, on finit donc par passer un temps incalculable en réunion, à évaluer le travail et à le planifier. Ce qu’il faut ici rappeler, c’est que Scrum n’est qu’une méthodologie, un processus, et celle-ci ne peut que devenir contraignante si elle prend le pas sur la « philosophie » qui devait l’animer. Il devient donc idoine de rappeler les quatre principes du Manifeste :

Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils

Des logiciels opérationnels plus qu’une documentation exhaustive

La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle

L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.

Or que constate-t-on ? La confiance est la clé de voûte qui fait tenir ces quatre principes. Elle favorise les interactions et la collaboration au sein d’une équipe et entre une équipe et ses clients (et réciproquement). Parce que la confiance fluidifie la circulation de l’information dans l’organisation, celle-ci peut alors (certes en partie) se passer de processus, de rituels, de documentation, de plan, ou de contrat. En lieu et place, elle se focalise sur la création de valeur et les adaptations nécessaires de son produit. Au lieu d’objectiver systématiquement l’information échangée dans des artefacts de contrôle, on privilégie l’intersubjectivité du groupe pour la préserver. Le management agile vise ici une boucle vertueuse. Chaque principe devant renforcer l’autre. Mais il faut bien préciser que cette boucle reste fragile, qu’elle ne se décrète pas, qu’au contraire elle fait face à de nombreux obstacles (dont on pourrait discuter dans un autre article). Or c’est sur ces obstacles qu’il faut agir et que l’on peut agir, pas sur les principes à proprement parler. Ici le management agile devrait davantage se référer à l’efficacité chinoise plutôt qu’à l’efficacité occidentale 6. Tandis que la première repose sur la propension des choses, la seconde s’appuie systématiquement sur l’action. Obnubilée par le rapport théorie / pratique, l’efficacité occidentale est en effet la volonté de « faire rentrer » la théorie dans la pratique, de soumettre le réel à l’idée. Or, il n’est guère possible de manipuler la confiance ni de la décréter. Mais on peut la favoriser, lui faire de la place, tel le jardinier qui entretient son jardin pour créer les conditions favorables à la floraison 7.

Agilité et confiance : le couple espéré

Si le management agile insiste sur le « facteur humain » et toutes ses déclinaisons (motivations, savoir-être etc.), il ne faut cependant pas sous-estimer le savoir et le savoir-faire qui fondent toute compétence. Car la confiance en soi est en partie liée à notre capacité à savoir faire les choses. A ce titre, l’auto-contrôle et l’autonomie des individus ne devraient jamais être le point de départ, mais l’aboutissement d’une démarche d’encadrement devant conduire à la délégation (en 7 étapes selon le management 3.0)8 . Une fois encore, pas plus que l’Agilité dans son ensemble, ni l’auto-contrôle ni l’autonomie des individus ne se décrètent. L’un et l’autre se travaillent et s’entretiennent.

Ce point est essentiel car l’échec des démarches en Agilité tient parfois à la « balourdise » des personnes qui essaient de la « mettre en place » en « appliquant des principes ». Or jamais l’auto-organisation ni l’agilité des équipes ne sont susceptibles d’être manipulées, toujours sont-elles données par surcroît. Cela, tout un chacun devrait l’avoir en tête. Vous avez beau savoir que les interactions entre les personnes sont essentielles, si vous cherchez à les forcer, les démultiplier, soit par des rituels, soit par des teambuilding un peu surfaits, vous n’arriverez à rien. J’ai souvent été le témoin de réunions de « co-construction » particulièrement inadaptées où l’on forçait des gens à travailler ensemble des heures entières dans la même pièce … sur des tâches qui eussent nécessité un travail de fond plutôt solitaire. L’évangile de l’intelligence collective laisse penser que le groupe est toujours plus que la somme des individus qui le constituent, mais en réalité le groupe est aussi parfois, et souvent hélas, moins. Ainsi la réalité est complexe, et l’agilité demande à faire avec cette complexité. Elle exige du discernement, pas l’application de recettes toutes faites. Si une équipe soudée et performante suppose bien des individus capables d’interagir ensemble, l’erreur est d’envisager ces relations d’un point de vue purement comportementaliste. Car les relations sont subtiles, les personnes sympathisent par bien des manières, souvent à la marge de processus et de rencontres formelles. Or ce sont ces relations sous-jacentes qui soudent véritablement une équipe. Mais elles naissent par le bas, de l’intérieur, nécessitent du temps et des médiations, et ne s’imposent jamais par le haut.

C’est un phénomène maintes fois observé. Sous prétexte de confiance et de bienveillance, les gens finissent par sombrer dans une attitude politiquement correcte à la fois stérile et étouffante, et ne sont plus capables de parler vrai, avec spontanéité. Alors que l’Agilité devait autoriser le conflit pour mieux le gérer, par le dialogue, celui-ci finit par être interdit et refoulé. La clé de l’Agilité est pourtant là. En témoigne l’un de ses rituels fondateurs : la rétrospective. Les méthodes agiles sont toujours vécues comme plus exigeantes car elles demandent davantage de transparence et de communication entre des personnes qui ne sont pas habituées à coopérer. C’est une croyance répandue qu’il suffirait de se réunir en équipe pour savoir collaborer. Mais ce n’est pas le cas. La coopération n’est pas innée, elle est difficile. Et elle l’est d’autant plus pour une équipe Agile dont les membres, par leurs fonctions respectives, sont à la fois partenaires et concurrents. Partenaires pour l’élaboration du meilleur produit possible, mais concurrents pour les options et les priorités à choisir. Dans cette tension inhérente à toute équipe se niche l’un des enjeux clés de l’Agilité9.

Ce n’est pas le lieu d’approfondir cette question, mais concluons provisoirement qu’en Agilité, l’acceptation du conflit est au moins aussi importante que les efforts demandés pour communiquer avec bienveillance. De manière générale, l’Agilité nécessite une pensée complexe (au sens où l’entend Edgar Morin) et une capacité à penser l’efficacité tant en termes occidentaux que chinois (pour demeurer schématique quant à la distinction proposée par François Jullien dans son Traité de l’efficacité.

Conclusion : comment voulez-vous contrôler ?

L’agilité d’un groupe est sa capacité à s’auto-organiser, à s’adapter. Cette capacité a tout à voir avec le contrôle puisque c’est toujours le contrôle qui permet de statuer sur les actions engagées, leur alignement ou leurs évolutions. En cela, le management agile ne diffère en rien du management en général, fût-il « vertical » ou « horizontal ».

La spécificité du management agile réside dans sa vision du contrôle 10. Viser l’autonomie des individus plutôt que le contrôle hiérarchique. Rechercher le consensus plutôt que donner l’ordre. La confiance plutôt que les règles. Et ainsi de suite. Mais il s’agit bien de le faire dans le respect des principes du Manifeste. C’est-à-dire non pas éliminer les uns au profit des autres, mais plutôt privilégier les principes agiles quand c’est possible et adéquat. Contrôle et confiance renvoient ainsi à deux conceptions du management à la fois nécessaires et contradictoires. Tout l’enjeu réside à les faire cohabiter, être capable de glisser de l’une à l’autre : l’organisation est un déséquilibre organisé.

En synthèse :

L’autorité dans le contrôle : la compétence d’un métier au service d’un projet doit faire autorité dans la prise de décision. L’horizontalité recherchée n’est pas égalitarisme, mais la recherche d’une performance qui fasse consensus par le dialogue. C’est par la performance que le management recherche sa scientificité, car son objectivité (faible) est supposée faire l’accord de tous les esprits.

Du contrôle à l’auto-contrôle : l’autonomie de l’individu « entreprenant » ne se décrète pas, elle doit être encadrée par une démarche managériale qui vise la délégation.

Du contrôle à la confiance : une équipe soudée est une équipe qui développe une forte interactivité entre ses membres. Une équipe capable de se dire les choses, de parler vrai, qui autorise le conflit plutôt que le politiquement correct. Parce qu’elle sait les tensions inévitables dans un groupe, elle prend les devants pour les gérer et non les étouffer.

Du contrôle à l’auto-organisation : une équipe dont les personnes sont compétentes, capables de coopération, d’autonomie, et de confiance les uns pour les autres, est une équipe qui conjugue entropie faible (hétérogénéité) et néguentropie forte (interactivité). La diversité des individus n’est pas sacrifiée dans l’uniformité d’un groupe, elle est fédérée par une forte interactivité. Cet équilibre fragile constitue l’ordre organique recherché par l’Agilité. Précisons, par ailleurs, que l’auto-organisation n’implique pas nécessairement l’adaptation hiérarchique d’un groupe à son environnement, mais l’organisation de l’un avec l’autre (d’où la théorie des parties prenantes).

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L’Agilité : quoi de neuf en 2021 ? Peu de choses en bref. Le succès en management réside dans l’émergence d’une équipe soudée et compétente. Breaking news ! Mais si toute théorie managériale réinvente la roue, au moins, vous savez désormais laquelle : la roue de Deming.

Bibliographie

Quelques lectures pour approfondir les thèmes exposés dans cet article :

Ron Jeffries : Dark Scrum, https://ronjeffries.com/articles/016-09ff/defense/

Manifeste Agile : https://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html

1) Norbert Wiener : Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948)

2) Michel Serres : Hermes (1968)

3) Baptiste Rappin : Heidegger et la question du management (2015), consulter la récension de Ghislain Deslandes (ESCP, Xerfi) : https://www.youtube.com/watch?v=7FrZ7JRqK2g

4) Laurent Bibard, Edgar Morin (ESSEC) : Complexité et organisations (2018)

5) Barbara Stiegler : « Il faut s’adapter », sur un nouvel impératif politique (2019)

6) François Jullien : Traité de l’efficacité (1998)

7) Isaac Getz : Liberté & Cie (2013)

8) Jurgen Appelo : Management 3.0 (2010)

9) Véronique Messager : Coacher une équipe agile (2017)

10) Frédéric Laloux : voir le modèle Opale décrit dans Reinventing Organization (2014)