Dans leur ouvrage « The Second Machine Age », Erik Brynjolfsson et Andrew Mac Afee, deux chercheurs du MIT, énumèrent ce qui caractérise la stratégie digitale des entreprises – ce sur quoi elles doivent se pencher pour se doter d’un destin digital sans contrarier leurs enjeux du monde physique.
Ils proposent notamment des modèles pour réfléchir à la construction de plates-formes regroupant des fournisseurs et des consommateurs autour de produits instantanés (immédiatement accessibles), parfaits (qui ne se dégradent pas dans le temps) et gratuits (du moins, pour une partie d’entre eux, ou dans un temps limité). /
Ils abordent évidemment la question du management. C’est un sujet parfois central en France, avec bon nombre d’entreprises engagées dans une transformation dite « agile » qui passe généralement par une révision des modes de collaboration, une remise en cause du rôle du manager, et une attention pour les nouveaux modes de management tels que le Management libérateur ou le Management 3.0.
Une adaptation déjà réussie du management
L’éclairage de Brynjolfsson et MacAfee est intéressant pour comprendre que nous avons parfois fait fausse route avec ces concepts.
En effet, ils estiment que, sous la pression de la digitalisation, le rôle du manager a déjà changé depuis plusieurs années : moins de transmission descendante, plus d’ouverture aux idées des collaborateurs, davantage d’accompagnement en mode coaching. Pour eux, les managers se sont déjà adaptés. La preuve, le management représente toujours environ 15% des effectifs d’une entreprise, et ce pourcentage n’a pas baissé, car il permet d’entretenir l’élan de la digitalisation.
Brynjolfsson et MacAfee expliquent que les entreprises ne pourraient pas exister sans la force de coordination que les managers apportent aux projets qu’elles développent. Pour eux, le management justifie l’existence des entreprises : sans entreprise, pas de manager certes, mais surtout, sans manager, pas d’entreprise. Ils constatent le développement de modèles alternatifs, comme le portage salarial ou le freelancing, mais ils n’en déduisent pas pour autant que l’entreprise, telle que nous la connaissons, va disparaître ou que les organigrammes vont radicalement s’aplatir, car c’est le management qui fixe le niveau d’exigence et donc de qualité des produits.
Dans leur vision, c’est le manager, en tant que garant de la déclinaison opérationnelle d’une vision insufflée par la direction, qui garantit l’atteinte des objectifs et coordonne l’activité de manière transverse afin d’y parvenir. C’est un savoir-faire, à part entière.
Les affres du management libérateur
En France, les managers se sont en revanche directement sentis visés par des théories comme celles du management libérateur, qui prône la suppression du management au profit de l’émergence de nouveaux leaders de facto, reconnus par leurs pairs, au motif que cela libère le salarié, lui donnant plus d’autonomie, redonnant du sens à son travail et le réengageant dans le projet de l’entreprise.
S’en sont ensuivies des causalités multiples stipulant que les méthodes agiles serviraient de compas à la libération des entreprises, puisqu’elles prônent l’autonomie des équipes. Et lorsqu’on voit le nombre d’entreprises engagées dans une transformation de ce type, on se dit que le discours est porteur.
L’expérience que nous en avons ne produit pas que des succès. Une personne désengagée peut rester durablement sceptique, quelque effort qu’on lui prodigue. Elle y verra une tentative détournée de ses managers de se libérer de leurs responsabilités et de faire peser sur elle une pression qui devrait leur incomber.
Aucune confiance ne sera régénérée, peu d’idées verront le jour, les effets sur l’engagement resteront flous. Pire : les leaders qui émergeront de ces tentatives constitueront parfois un contre-pouvoir qui pèsera à long terme sur la capacité de l’entreprise à s’unifier par la vision. Au lieu d’une épiphanie collective, nous avons parfois observé l’affirmation de logiques de clans détruisant l’entreprise de l’intérieur et la rendant ingouvernable.
Une entreprise est un projet. On le suit ou on ne le suit pas. Si un collaborateur est désengagé vis-à-vis du projet, ou tout simplement fin politique, le management libérateur lui offrira la possibilité de mener un projet parallèle, voire divergent. Ainsi présenté, le management libérateur semble tout droit sorti d’un manuel d’apprenti sorcier. Et d’ailleurs, les ouvrages consacrés à ce sujet se gardent bien de proposer la moindre recette pratique, laissant à chacun la… liberté d’y plaquer une interprétation tellement ouverte qu’on finit avec le temps par la trouver un peu inquiétante.
A cela s’ajoute le discours sur la quête de sens, caractérisé par un certain paternalisme : autant on peut souhaiter de son employeur qu’il soit respectable, éthique, visionnaire, que sais-je du moment que c’est aligné à vos valeurs, autant on ne peut pas lui reprocher de ne pas donner du sens à la vie de ses collaborateurs. Ou alors c’est tout le modèle sociétal qu’il faut revoir.
Core vs. crowd
Brynjolfsson et Mac Afee ne remettent pas en cause la hiérarchie managériale et le fait que la vision émane des leaders qui pilotent le projet.Toutefois, ils ouvrent la voie à une certaine forme de décoordination dont les entreprises peuvent bénéficier, ce qu’ils nomment « Core vs. Crowd ».
Le Core, c’est l’entreprise. La Crowd, c’est la Foule. La Foule étend les capacités du Core le temps d’un Kaggle ou d’initiatives de plus longue haleine, comme l’est par exemple le développement du système d’exploitation Linux.
Pour l’anecdote, son géniteur, Linus Torvalds, publie en 1991 un message sur Usenet où il demande à sa communauté les fonctionnalités qui lui paraitraient indispensable pour la conception d’un nouvel Unix. « It’s not a big deal » écrit-il, car pour lui c’est un petit projet, discret, il ne veut pas faire de vagues. La foule s’en empare, et crée, en quelques années, un système d’exploitation qui détient aujourd’hui « 90% de parts de marché dans le Cloud ».
Le potentiel du Core est limité, parce que dans une entreprise, il y a un nombre fini d’employés. Le potentiel de la foule, lui, en revanche, est illimité puisque, logiquement, il se compte en au moins autant d’individus que d’accès à Internet. Faire appel à la foule pour résoudre des problèmes concrets et/ou à des fins d’innovation peut, en toute logique, démultiplier le potentiel d’un projet.
Pour gérer le Core, l’entreprise doit donner des gages de sérieux aux professionnels compétents qu’elle a recruté : du processus, de l’organisation, de la performance, un bon salaire. Si le Core n’est pas bien cadré, il n’y verra pas forcément un effet libérateur. Après tout, sa liberté, c’est son expertise, la qualité de son travail et ses réussites qui la lui fournissent. Il peut même y voir une forme de menace, parce qu’un peu de bazar, ça ne va pas le rassurer : la liberté, ça s’exprime dans un cadre, et le manque de cadre peut être perçu comme préjudiciable à la liberté, donc à la motivation.
Et puis, le Core ne veut pas forcément faire du management à la place des managers, ce qui ne manquera pas d’arriver si les managers disparaissent. Ou si de nouveaux leaders non formés au management s’imposent sous prétexte de liberté.
La Foule se gère aussi, mais différemment, et c’est là que l’exposé de nos deux chercheurs explique où fonctionne spontanément le management libérateur. La Foule se gère par la passion d’un côté, et par l’incentive de l’autre (pas forcément financière, il peut s’agir de reconnaissance… voire de leadership justement). « Linux est là depuis 25 ans et, selon son créateur Linus Torvalds, restera probablement pertinent pour les 25 années à venir. Pourquoi ? Ironiquement, parce qu’il n’existe pas de plan pour en définir le futur, mais juste un modèle de développement qui encourage l’évolution et l’innovation ». Pour autant, la coordination des développements par la Foule manifeste un niveau d’exigence tout aussi élevé en termes de qualité.
Ainsi, selon cet article de TechRepublic d’avril 2019, c’est l’absence de plan qui fait le succès de Linux. Allez dire à vos employés du Core que vous garantissez le succès d’un produit par l’absence de plan et voyez s’ils ne vont pas garnir les rangs de la concurrence d’ici quelques semaines (et paradoxalement, les mêmes, le soir venu, s’éclateront peut-être à trouver des solutions aux millions de problèmes posés ouvertement par des entreprises du monde entier sur Internet).
La Foule est adepte du management libérateur. Elle en est experte. C’est tout ce qu’elle demande. Ses leaders émergent naturellement par leurs qualités et la reconnaissance liée à leurs travaux. Reconnaissance qu’ils n’auraient pas nécessairement dans les rangs d’une entreprise.
La foule refuse le micro-management et se reconnaît dans des leaders experts qui ne veulent pas être des managers. En somme : des gens auto-organisés, auto-motivés, au service d’une vision qui peut aussi être une cause, et des leaders qui émergent naturellement. C’est exactement le cadre du management libérateur et il fonctionne parfaitement pour la Foule.
Quant au Core, il apprécie surtout d’être bien managé. Une même personne pourra être sensible à son management dans les murs de son entreprise, et à sa liberté lorsqu’elle se fond dans la Foule. Et cela sans aucune schizophrénie.
Quel degré d’automatisation pour la transformation ?
L’objet n’est pas de se débarrasser des managers mais plutôt de poursuivre la transformation déjà mise en oeuvre et réussie ailleurs. Jusqu’où doit-on s’inspirer pour le Core des principes d’autonomisation sans y risquer sa culture et sa performance ?
Le degré d’autonomisation des équipes est un sujet central qui doit être finement travaillé dans toute transformation digitalo-agile, afin d’accompagner le repositionnement du manager et de son rôle qui va rester en constante adaptation. Il va fatalement comporter une dimension culturelle qui, dans les grandes entreprises, pourra changer d’une géographie à l’autre.
Ces transformations ne manquent pas de théoriciens ni d’outils. Jurgen Appelo, via Management 3.0, traite de l’autonomisation via le Delegation Poker, pour fixer les niveaux d’autonomie au sein d’une équipe ou d’un projet, en pleine collaboration avec le management. Les jeux d’innovation permettent la libération des idées en changeant de manière éphémère les règles du jeu social de l’entreprise. Celui-ci reprend ses droits à la fin du jeu. Jason Little, avec Lean Change Management, fournit un cadre d’exploitation de ces outils pour expérimenter, collecter des données à large échelle et voir vers quels niveaux d’autonomisation une entreprise peut s’orienter sans se mettre en risque.
Ces outils, comme tous les outils agiles, favorisent l’écoute, la collaboration et la transparence, et se mettent au service d’une conscience collective de laquelle les managers ne sont pas exclus, pour jouer le rôle central que Mac Afee et Brynjolfsson leur prête, avec encore davantage d’options.
La performance n’exclut pas le bien-être. Il faut former les managers aux nouveaux enjeux, leur donner les clés des soft skills, les amener à regarder le travail autrement, voire à savoir réconcilier leurs enjeux personnels et professionnels et ceux de leurs équipes, de manière à mieux percevoir la cohérence de la transformation dans laquelle leur entreprise est engagée, et comment elle prend soin de ses femmes et de ses hommes.
On ne parle plus de « ressources » et l’entreprise peut être « humaine ». L’enjeu sera de créer une culture digitale et agile suffisamment forte pour continuer de faire appel au potentiel de la Foule sans en jalouser la liberté, et rester durablement engagé au sein du projet de l’entreprise dans laquelle on grandit.